"Une tempête sous un crâne"
Le roman de Monica Ali "En cuisine" m'a semblé au départ un peu "indigeste" : un mélange du film "Ratatouille" et du roman d'Anna Gavalda " Ensemble, c'est tout" où l'un des protagonistes est cuisinier. Et puis, au fil des pages, je me suis laissée entraîner dans le sillage du chef, Gabriel Lightfoot, qui perd peu à peu pied, victime d'une sévère dépression.
Le cadre de l'histoire est L'Imperial, hôtel restaurant londonien qui a connu son heure de gloire mais n'a plus le lustre d'antan : plus de fleurs fraîches pour orner les tables mais des imitations en soie... Le personnage principal a sous ses ordres une brigade multiculturelle : les chefs de partie viennent d'Inde, d'Afrique ou d'anciens pays du bloc soviétique. Quant aux plongeurs, nul ne songe même à demander leur nationalité tant la probabilité est forte qu'ils mentent sur leur origine pour dissimuler qu'ils sont sans papiers. Il est secondé par Oona, une femme d'un certain âge dont l'apparente indolence de fille des îles cache une véritable efficacité.
Tout semble aller pour le mieux, Gabriel Lightfoot compte rester un an dans cette place et ensuite ouvrir son propre restaurant en association avec un homme d'affaire et un politicien. Il réfléchit même à la possibilité de s'installer avec Charlie, sa compagne depuis trois ans. Notre homme a quarante-deux ans, est à la croisée des chemins et paraît prendre la bonne direction... Le désintérêt pourrait poindre à l'horizon pour le lecteur, un personnage heureux est souvent un personnage ennuyeux.
C'est alors qu'un des employés découvre le corps de Yuri, un plongeur, dans les catacombes de l'établissement qui servent de caves. Cet événement va déclencher chez Gabriel un questionnement tant sur les circonstances de ce décès que sur son propre parcours. Lui qui vivait centré sur sa passion pour la cuisine va ouvrir les yeux sur son père mourant, sur sa soeur que les années ont "capitonné" de graisse comme pour se constituer une couche protectrice, sur ses premières années qu'il va accepter de regarder avec le recul d'un adulte et non plus la naïveté d'un enfant. Parallèlement, il s'engage dans une relation avec Lena, une jeune plongeuse, qui s'était installée avec Yuri dans les profondeurs du restaurant : pitoyable abri clandestin de ceux que la pauvreté contraint à accepter n'importe quel toit. Notre cuisinier l'héberge chez lui et établit avec elle une relation étrange et cahotique.
Le personnage s'enfonce dans une sorte de folie, admirablement décrite par Monica Ali, comme s'il lui fallait se consumer pour mieux renaître.
Ce roman est un plat plein de saveurs, métaphore culinaire facile mais qui reflète vraiment mon sentiment. L'auteur a su mêler la description d'un milieu, celui de la cuisine d'un grand restaurant, au parcours semé d'embûches de son héros. Elle a su se glisser dans la peau d'un homme en proie à une crise existencielle majeure, un homme dont les pensées frémissent, bouillonnent créant une véritable tempête sous un crâne, un homme qui en proie au doute devient plus humain, plus fragile, plus intéressant aussi que le patron autoritaire qui ne voulait entendre comme paroles que des "Oui, chef !" criés d'un bout à l'autre de sa cuisine.
Livre chroniqué dans le cadre de la rentrée littéraire sur Ulilke :