Saveurs d'enfance
Le roman de Daniel Cario m'a transportée loin en arrière, les repas de crêpes qu'il décrit m'ont rappelé ceux de mon enfance.
La première odeur qui me vient à l'esprit est celle du beurre qui roussit. Mon mari affirme que le mot beurre prend dans ma bouche une connotation quasi religieuse, une onction qu'on réserverait plus volontiers aux saintes huiles. Il n'hésite pas à dire que dans mon Sud-Finistère d'origine, nous vouons à ce dernier une véritable dévotion. Cette odeur du beurre qui devient noisette s'associe pour moi aux crêpes, ingrédient indispensable pour qu'une pâte soit réussie. Bénits les samedis soirs en quinzaine de mon enfance où la Bilig trônait sur le plan de travail de la cuisine et, où mon père s'improvisait grand "galetier". La préparation de la pâte était dévolue à ma mère, tâche ingrate puisque le couperet tombait, la première tournée de galettes terminée. La pâte, selon mon père, était toujours soit trop épaisse, soit trop liquide. Lorsque venait pour mon père le moment de passer le témoin à ma mère pour s'attabler et profiter lui aussi des galettes, venait alors sa deuxième réplique d'anthologie : "Christiane, laisse cuire !", quelque soit le degré de cuisson des dites galettes. Trente ans ont passé, cette même comédie se reproduit toujours à l'identique devant le même public loin d'être blasé.
Plus loin dans mes souvenirs me revient l'image d'une grande tablée dans la cuisine de la ferme de Stang-Guilers, près de Kernével. Nous étions chez mes grands-parents paternels, un peu à l'étroit dans la pièce centrale de la maison qui n'en comportait que deux autres. D'un côté se situait le séjour occupé uniquement lors des grandes occasions : l'odeur de l'encaustique s'y mêlait à celle du moisi. De l'autre côté se trouvait la chambre de mes grands-parents avec ses armoires massives. J'avais peur de m'approcher de l'une d'elles car mémé y gardait la tenue pour son enterrement. Je ne comprenais pas qu'on puisse se préoccuper de telle chose de son vivant, ce qui ne m'empêchait pas de me demander s'il s'agissait d'une chemise de nuit ou d'une robe de ville.
Je me vois encore le dos près du poêle à mazout pour avoir bien chaud, au risque d'être incommodée par l'odeur forte qui s'en dégageait. J'attendais patiemment mon tour pour avoir une crêpe. Ma grand-mère avait fait la pâte dans une grande bassine en plastique et l'avait malaxée à la main. J'écoutais d'une oreille distraite les conversations des grands faites en Breton dès que le sujet abordé n'était pas pour les enfants. Les crêpes de mémé Stang-Guilers étaient encore meilleures le lendemain, frites dans le beurre : une bombe calorique propre à donner des cauchemars à un diététicien de notre époque.
Devenue maman à mon tour, je fais des crêpes tous les mercredis sur la Bilig et je regarde mes filles les dévorer comme si leur vie en dépendait. Je les vois, je me revois enfant occuper la même place et cette continuité me rassure.