"Purée vivante" de Philippe Delerm
Katell a touché une de mes cordes sensibles : la nostalgie proustienne ! Dans le roman qu'elle m'a offert "Dickens, barbe à papa et autres nourritures délectables", P.Delerm retrouve certains moments de son enfance grâce à une odeur, une saveur, un plat. Il y a de la madeleine de Proust dans ce livre, même si mes goûts, comme ceux de l'auteur nous poussent vers des nourritures moins raffinées.
" Au fil des ans, la purée est devenue simplement un accompagnement. Au restaurant, surtout. Là, c'est comme si la purée de pommes de terre était proscrite, honteuse. Certes, on peut trouver jolies ces taches de couleur sur l'assiette large. Pintade avec ses trois purées : céleri, topinambour, pois cassés. Carotte, quelquefois. Trois ronds de mousse tiède et parfumée. Avalé chacun en deux bouchées. Là commence la perversion. Peut-on décemment appeler purée ce qui se mange en deux bouchées ? Le mot lui-même appelle un autre espace, une autre densité.
Alors chez soi, un soir, on se fait une vraie purée. Déploiement d'un journal sur la table de la cuisine, pour raison d'épluchage. Un vieux numéro de L'Equipe est très bien pour ça. En attaquant les patates, entre deux coups d'épluche-légumes, c'est intéressant de savoir ce que Zidane pensait à la veille du match contre Monaco qui s'est joué il y a six mois. C'est comme les images des années 1900 où l'on évoquait l'an 2000. On a tout son temps. Lavage intransigeant des pommes de terre sous l'eau froide, séchage sur un torchon immaculé étalé sur l'évier. Peut-être pas nécessaire, puisqu'on va les plonger dans l'eau de la casserole, mais il semble que les choses sont plus parfaites ainsi.
La cuisson est toujours plus longue qu'on ne pense. Avec une fourchette, on sonde la texture : pas trop dure ni trop molle, il faut couper le feu au bon moment. Mais, l'eau vidée, c'est après qu'il faut doser avec sagacité le lait, le beurre. Et puis la volupté de l'écrasement au presse-purée. Rien de très difficile, mais un engagement physique et mental - les nouvelles à la radio ronronnent, on ne les écoute pas vraiment.
On aurait pu faire des chipolatas, ou du boudin. Mais non. C'est mieux de remplir son assiette de purée, de se concentrer sur l'objectif. Et puis on sait bien. On ne pourra pas s'empêcher d'étaler, de parfaire le cercle, de commencer à dessiner avec le dos de la fourchette ces stries en diagonale et en carré - une galette de purée, l'enfance n'est pas morte."
Ce texte, je l'offre à mon père qui comprendra facilement pourquoi...
" Au fil des ans, la purée est devenue simplement un accompagnement. Au restaurant, surtout. Là, c'est comme si la purée de pommes de terre était proscrite, honteuse. Certes, on peut trouver jolies ces taches de couleur sur l'assiette large. Pintade avec ses trois purées : céleri, topinambour, pois cassés. Carotte, quelquefois. Trois ronds de mousse tiède et parfumée. Avalé chacun en deux bouchées. Là commence la perversion. Peut-on décemment appeler purée ce qui se mange en deux bouchées ? Le mot lui-même appelle un autre espace, une autre densité.
Alors chez soi, un soir, on se fait une vraie purée. Déploiement d'un journal sur la table de la cuisine, pour raison d'épluchage. Un vieux numéro de L'Equipe est très bien pour ça. En attaquant les patates, entre deux coups d'épluche-légumes, c'est intéressant de savoir ce que Zidane pensait à la veille du match contre Monaco qui s'est joué il y a six mois. C'est comme les images des années 1900 où l'on évoquait l'an 2000. On a tout son temps. Lavage intransigeant des pommes de terre sous l'eau froide, séchage sur un torchon immaculé étalé sur l'évier. Peut-être pas nécessaire, puisqu'on va les plonger dans l'eau de la casserole, mais il semble que les choses sont plus parfaites ainsi.
La cuisson est toujours plus longue qu'on ne pense. Avec une fourchette, on sonde la texture : pas trop dure ni trop molle, il faut couper le feu au bon moment. Mais, l'eau vidée, c'est après qu'il faut doser avec sagacité le lait, le beurre. Et puis la volupté de l'écrasement au presse-purée. Rien de très difficile, mais un engagement physique et mental - les nouvelles à la radio ronronnent, on ne les écoute pas vraiment.
On aurait pu faire des chipolatas, ou du boudin. Mais non. C'est mieux de remplir son assiette de purée, de se concentrer sur l'objectif. Et puis on sait bien. On ne pourra pas s'empêcher d'étaler, de parfaire le cercle, de commencer à dessiner avec le dos de la fourchette ces stries en diagonale et en carré - une galette de purée, l'enfance n'est pas morte."
Ce texte, je l'offre à mon père qui comprendra facilement pourquoi...