Bonbon Palace d'Elif Shafak

Publié le par Armande

Cette lecture qui suit celle de "la bâtarde d'Istanbul" ne m'a pas autant convaincue. Je trouve la construction du roman trop artificielle : les réflexions un peu philosophiques au début et à la fin du roman sur la notion de vérité m'ont laissée un peu sceptique. J'ai nettement préféré la description au quotidien des personnages qui habitent Bonbon Palace, cette ancienne maison de maître reconvertie en immeuble.Le lecteur passe d'un appartement à un autre et apprend à découvrir entre autres les jumeaux coiffeurs Djemal et Djelal, la Maîtresse bleue qui attend chaque soir son négociant en olives, Hygiène Tijen qui ne supporte le monde que s'il est totalement aseptisée. Le procédé est assez classique : une galerie de personnages dont le point commun est d'habiter le même lieu mais Elif Shafak a suffisamment de talent pour nous intéresser au sort des habitants de Bonbon Palace.
J'ai surtout été sensible à l'histoire d'Agripina Fiodorovna Antipova pour laquelle cette demeure fut construite. Son premier contact avec Istanbul en 1920 est catastrophique :
"Plaquée contre le bastingage, elle essayait de voir à quoi ressemblait la ville qui les attendait. Petite fille déjà, elle aimait par-dessus tout jouer avec les couleurs. Dans sa ville natale de Grozny, par exemple, c'était le pourpre de la propriété où elle avait passé son enfance, ainsi que le jaune parchemin de l'église où chaque dimanche, ils se rendaient à la messe en famille. Pour la villa de Kislovodsk où elle adorait séjourner lorsqu'ils y allaient à Pâques, c'était un vert éclatant de fraîcheur. De la maison où elle vécut avec son époux après son mariage, c'était l'orangé du soleil d'hiver qui lui restait en mémoire. Elle pensait que les lieux, mais aussi les gens, les animaux, et même les instants, avaient chacun une couleur qui leur était propre, et qu'en se concentrant jusqu'à rendre ses yeux aussi lisses et transparents qu'une vitre elle pourrait la percevoir. Elle fit de même cette fois-ci. Sans cligner une seule fois des paupières, sans remuer les pupilles, elle scruta pendant de longues minutes la silhouette de la ville en face d'elle, jusqu'à ce que l'image se brouille de larmes. N'obtenant aucun résultat, sa curiosité se mua peu à peu en fureur. Or, ce matin-là, Istanbul était noyée dans un épais brouillard. Et les jours de brouillard, comme le savaient très les Stambouliotes, la ville elle-même oubliait de quelle couleur elle était. Mais Agripina Fiodorovna Antipova, habituée depuis sa naissance à être portée aux nues et traitée avec tous les égards, croyait, chaque fois qu'un de ses désirs n'était pas exaucé, que c'était la faute des autres. Aussi interpréta-t-elle l'obstination d'Istanbul à se retirer derrière ses voiles de brouillard comme une hostilité et une offense délibérée à son encontre"
Cette première impression ne se démentira pas par la suite, Istanbul restera même après son départ pour la France un endroit inhospitalier, le lieu surtout où elle perdra son enfant nouveau-né. Agripina, suite à cet événement tragique, perdra la raison et sera enfermée. Au crépuscule de leur vie, son mari la ramènera à Istanbul et lui fera construire une maison superbe, comme une revanche sur cette ville qui quelques dizaines d'années plus tôt ne leur avait offert que des galetas. Cette maison, il l'offrira à son épouse comme une compensation  pour leur petite fille si vite partie:
"Agripina, voici ton bébé aux yeux gris. Il t'aimera toujours mais sans attendre en retour plus d'amour que tu ne peux donner. Il sera tout à toi, et à toi seule, mais sans exiger que tu te sacrifies pour lui. Jamais il ne fera de caprice, ne pleurera, ne tombera malade ni ne mourra."
Ce portrait de femme m'a profondément émue,de la jeune fille gâtée et capricieuse à la mère blessée dans sa chair jusqu'à la créature mutique qui pendant des années survivra à la mort de son enfant.

Publié dans littérature turque

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M
<br /> je vais donc lire les autres!<br /> <br /> <br />
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M
<br /> j'ai beaucoup aimé ce livre qui m'a fait découvrir Istanbul si différente des sites touristiques.La construction "par appartements" est plaisante. L'intrigue surprenante même si le narrateur est<br /> parfois prétentieux;<br /> <br /> <br />
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A
<br /> <br /> Ce n'est pas mon livre préféré d'Elif Shafak...<br /> <br /> <br /> <br />
R
également dans ma pile son premier livre ...
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F
En fin de compte, il y a plus de déception autour de ce roman que de son précédent, je vais rester sur son premier !
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A
<br /> Je te donne raison. Si c'était à refaire, je ne lirais que le premier !<br /> <br /> <br />
S
Je ne connais pas encore cet auteur mais "La bâtarde d'Istanbul" est sur le haut de ma PAL.
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A
<br /> Aucun bémol sur ce roman : je l'ai adoré !<br /> <br /> <br />