La bâtarde d'Istanbul d'Elif Shafak
Voilà un livre que j'ai adoré mais dont l'achat est né d'un malentendu complet ... Couverture pimpante (une jolie babouche turquoise!), un deuxième roman à l'actualité dont le titre évoque des délices sucrés : "Bonbon Palace", il n'en fallait pas plus pour que j'imagine une lecture dépaysante et surtout une intrigue "légère"!
Pour le dépaysement, j'ai découvert avec ravissement Istanbul et les Stambouliotes ; en revanche, question légèreté, elle a été quelque peu plombée par l'évocation du génocide arménien et les difficultés à exister qu'on porte ou qu'on ignore ses origines.
Dès la préface d'Amin Maalouf, rédigée avec simplicité mais talent, l'histoire inventée par E.Shafak est resituée dans le contexte plus général de la littérature turque :
"Ce n'est pas un hasard si la Turquie est aujourd'hui le terreau d'une grande littérature. Celle-ci naît toujours des fractures, des blessures, des déséquilibres et des incertitudes. Elle naît de l'illégitimité sociale ou culturelle, du porte-à-faux et du malentendu. Elle naît-pour reprendre le mot forgé par Pessoa-d'une intranquillité. Celle de la Turquie est intense, puisque le pays s'est détourné de son passé ottoman et qu'il a renoncé à sa primauté au sein du monde musulman pour s'identifier à l'Europe, alors que celle-ci ressasse encore et encore le souvenir des janissaires sous les murs de Vienne"
Le lecteur suit les destins de deux jeunes filles : Asya , le plus jeune membre du "gynécée"
Kazanci, de confession musulmane. En effet, les hommes ont tendance à mourir prématurément dans la famille, quand ils ne sont pas totalement absents. Asya est "la bâtarde" du titre et elle souffre de ne pas connaître l'identité de son géniteur. Elle vit à Istanboul dans la konak qui abrite son arrière grand-mère, sa grand-mère, ses tantes et sa mère, autant dire qu'elle vit dans une véritable volière. Armanoush Tchakhmakchian, l'autre jeune fille est d'origine arménienne par son père et vit ,elle, aux Etats-Unis. Elle vient en Turquie à la recherche du passé de son arrière grand-mère, réfugiée en Amérique après le génocide. Elle va habiter quelque temps chez Asya.
Ces deux jeunes femmes pourraient s'affronter: Turque contre Arménienne mais rien n'est aussi simple, ce combat est-il le leur ou celui de leurs ancêtres ? D'ailleurs, elles ont de nombreux points communs qui vont les rapprocher dont la littérature. Ce penchant d'Armanoush pour les livres inquiète ses proches :
" dans le fond, elle avait l'intuition que les réticences des Tchakhmakhchian à l'égard de sa passion avaient une origine plus lointaine et plus profonde que leur crainte de la voir se détourner des activités des filles de son âge. Elle devinait que c'était à son identité arménienne, plus qu'à sa condition de femme, qu'elle devait leur tendance à réfréner ses pulsions bibliophiles. Elle sentait que les objections constantes de tante Varsenig à ses lectures cachaient une inquiétude existencielle. Qu'il s'agissait pour elle d'une question de survie. Qu'elle avait peur que sa nièce ne sortît trop du lot. Les écrivains, les poètes, les artistes et les intellectuels arméniens avaient été les premières victimes du gouvernement ottoman. On s'était débarrassé des "cerveaux" avant de s'attaquer au peuple. Comme de trop nombreuses familles de la diaspora, rescapée mais traumatisée à jamais, la sienne était à la fois fière et inquiète de son attirance pour la littérature. Il n'était jamais bon de s'écarter du chemin des gens ordinaires."
L'auteur consacre d'ailleurs un chapitre "Grains de grenade", à un lointain parent d'Armanoush, écrivain de renom, qui met la dernière main à son recueil de contes quand des soldats viennent le chercher... C'est un magnifique chapitre empreint de la douloureuse prescience du sort qui sera réservé en 1915 à l'élite arménienne.
Je pourrais écrire encore et encore sur ce roman foisonnant, sur ses personnages tous fragiles et blessés mais qui retrouvent courage autour d'une table bien dressée (La nourriture joue un rôle essentiel dans le roman, il suffit de regarder les noms des chapitres pour s'en rendre compte : cannelle, pois chiches, sucre, noisettes grillées...) mais ce serait trop dévoiler les multiples ressorts d'une histoire riche en humanité.
Pour le dépaysement, j'ai découvert avec ravissement Istanbul et les Stambouliotes ; en revanche, question légèreté, elle a été quelque peu plombée par l'évocation du génocide arménien et les difficultés à exister qu'on porte ou qu'on ignore ses origines.
Dès la préface d'Amin Maalouf, rédigée avec simplicité mais talent, l'histoire inventée par E.Shafak est resituée dans le contexte plus général de la littérature turque :
"Ce n'est pas un hasard si la Turquie est aujourd'hui le terreau d'une grande littérature. Celle-ci naît toujours des fractures, des blessures, des déséquilibres et des incertitudes. Elle naît de l'illégitimité sociale ou culturelle, du porte-à-faux et du malentendu. Elle naît-pour reprendre le mot forgé par Pessoa-d'une intranquillité. Celle de la Turquie est intense, puisque le pays s'est détourné de son passé ottoman et qu'il a renoncé à sa primauté au sein du monde musulman pour s'identifier à l'Europe, alors que celle-ci ressasse encore et encore le souvenir des janissaires sous les murs de Vienne"
Le lecteur suit les destins de deux jeunes filles : Asya , le plus jeune membre du "gynécée"
Kazanci, de confession musulmane. En effet, les hommes ont tendance à mourir prématurément dans la famille, quand ils ne sont pas totalement absents. Asya est "la bâtarde" du titre et elle souffre de ne pas connaître l'identité de son géniteur. Elle vit à Istanboul dans la konak qui abrite son arrière grand-mère, sa grand-mère, ses tantes et sa mère, autant dire qu'elle vit dans une véritable volière. Armanoush Tchakhmakchian, l'autre jeune fille est d'origine arménienne par son père et vit ,elle, aux Etats-Unis. Elle vient en Turquie à la recherche du passé de son arrière grand-mère, réfugiée en Amérique après le génocide. Elle va habiter quelque temps chez Asya.
Ces deux jeunes femmes pourraient s'affronter: Turque contre Arménienne mais rien n'est aussi simple, ce combat est-il le leur ou celui de leurs ancêtres ? D'ailleurs, elles ont de nombreux points communs qui vont les rapprocher dont la littérature. Ce penchant d'Armanoush pour les livres inquiète ses proches :
" dans le fond, elle avait l'intuition que les réticences des Tchakhmakhchian à l'égard de sa passion avaient une origine plus lointaine et plus profonde que leur crainte de la voir se détourner des activités des filles de son âge. Elle devinait que c'était à son identité arménienne, plus qu'à sa condition de femme, qu'elle devait leur tendance à réfréner ses pulsions bibliophiles. Elle sentait que les objections constantes de tante Varsenig à ses lectures cachaient une inquiétude existencielle. Qu'il s'agissait pour elle d'une question de survie. Qu'elle avait peur que sa nièce ne sortît trop du lot. Les écrivains, les poètes, les artistes et les intellectuels arméniens avaient été les premières victimes du gouvernement ottoman. On s'était débarrassé des "cerveaux" avant de s'attaquer au peuple. Comme de trop nombreuses familles de la diaspora, rescapée mais traumatisée à jamais, la sienne était à la fois fière et inquiète de son attirance pour la littérature. Il n'était jamais bon de s'écarter du chemin des gens ordinaires."
L'auteur consacre d'ailleurs un chapitre "Grains de grenade", à un lointain parent d'Armanoush, écrivain de renom, qui met la dernière main à son recueil de contes quand des soldats viennent le chercher... C'est un magnifique chapitre empreint de la douloureuse prescience du sort qui sera réservé en 1915 à l'élite arménienne.
Je pourrais écrire encore et encore sur ce roman foisonnant, sur ses personnages tous fragiles et blessés mais qui retrouvent courage autour d'une table bien dressée (La nourriture joue un rôle essentiel dans le roman, il suffit de regarder les noms des chapitres pour s'en rendre compte : cannelle, pois chiches, sucre, noisettes grillées...) mais ce serait trop dévoiler les multiples ressorts d'une histoire riche en humanité.